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Mon activité Mage de création
15 juin 2017

चंद्र

 

Le sergent Seaghdh me guide vers la porte à deux battants barrant le fond du vestibule, en ouvre le battant droit et me cède le passage. J’entre, le sergent suit, s’efface pour laisser sortir trois musiciens, ferme la porte derrière lui et s’immobilise, barrant la sortie. J’avance dans une salle large de cinq toises, longue de huit. Des tables, larges de deux pieds six pouces, recouvertes d’un chemin de table blanc brodé d’arabesques noires et dorées, ont été dressées pour quarante convives. Elles sont disposées en forme de U, de façon à laisser un espace libre au centre et éviter que certains ne tournent le dos aux autres. La table centrale mesure seize pieds de long, les deux autres trente.

Des rôts viennent d’être servis. Un silence s’installe pendant ma progression vers la table centrale, les femmes sont les premières à le rompre par des chuchotements. J’ai l’habitude de la réaction que ma vue provoque. Je suis torse nu, vêtu d’un pantalon de soie doré, je porte des bottes de cuir rouge et un ruban de soie enroulé autour de la taille. Trentenaire, je mesure cinq pieds et cinq pouces, ma poitrine est développée, mes hanches étroites, mon torse et mon visage sont glabres, ma peau a la couleur ambrée rougeâtre du miel de cerisier, on dit qu’elle en a le gout, mes longs cheveux aile de corbeau tombent sur mes épaules, encadrant l’ovale de mon visage juvénile aux traits délicats. Sous de fins sourcils, mes yeux en amande aux longs cils encadrent un nez droit, à base légèrement élargie, justement proportionné qui surmonte une bouche charnue. L’ensemble me confère une silhouette androgyne d’une beauté étrange souvent qualifiée de divine, parfois de démoniaque, qui trouble les femmes et intrigue ou perturbe les hommes.

Le roi se lève. Bien qu’il n’y ait jamais eu de table haute en Glashtyn, et que tous soient assis sur des chaises à haut dossier en bois de rose, il n’y a pas le moindre doute. Non seulement sa place indique son identité, mais il porte une chemise avec des manches à crevés dépourvues de manches pleines, laissant entrevoir les arabesques qui couvrent ses bras.

« Soyez bienvenu étranger, vous qui réclamez l’hospitalité… Au nom de Dana, ce qui en cette demeure n’est plus arrivé depuis plus d’un siècle », dit-il, manifestement intrigué par cette demande. 

Je m’incline devant lui, paumes jointes devant le chakra du cœur, « Namasté. Je vous remercie majesté, mon maîtreVâtsyâyana dont les domaines de compétences sont beaucoup plus nombreux que ne le laisse supposer son œuvre la plus célèbre, m’a enseigné qu’il est bon pour s’adresser à une grande lignée de se réclamer de sa fondatrice. »

Le roi reprend la parole : « Laissez-moi faire les présentations…

En bout de table à ma gauche dans son armure noire, voici Scáthach, druidesse guerrière qui partage, quand elles ne se le disputent pas, le commandement d’une armée de femmes en l’île d’An t-Eilean Sgitheanach, avec

Celle qui se tient à son côté, vêtue d’une armure blanche, et vous pouvez le deviner, est sa sœurAífe.

À la droite de Scáthach, dans la robe blanche brodée d’un chêne d’or, Maebd, Bandrui (1) de Shanyl.

À sa droite, Mael Duc se Shanya.

À sa droite, ma bien aimée reine Eilis.

Je suis Ler roi de Glashtyn.

À ma droite, la princesse Galadriel princesse de Lothlórien.

À sa droite, Niall l’impétueux despote de Shannon.

Et en bout de table, Dís princesse de Durin.

À son coté et face à Aífe, mon bras droit et chef des armées, Ardril »

Il continue ainsi, énonçant sans la moindre hésitation les noms et qualités des trente autres invités. J’adresse à chacun d’eux un namasté muet.

— Maintenant dites-nous qui vous êtes !

— Nombreux sont ceux qui m’appelle Pathik mais ce n’est pas mon nom.

— Ce nom a une signification ?

— Oui majesté, dans ma langue tous les prénoms ont une signification. Pathik signifie Voyageur, mais bien qu’il me corresponde assez bien, ce n’est pas mon nom. Si je ne mérite pas d’être appelé Etash car ce nom signifie Lumineux, j’espère que vous m’appellerez Subash qui se traduit par Éloquent.

— Vous, reine Eilis, j’espère que si plus tard vous parlez de moi vous m’appellerez Sajjan, c'est-à-dire "le Bien-aimé".

— Duc Mael, peut-être me nommerez-vous Vidur, celui qui est sage, habile.

— Princesse Galadriel, il me serait très agréable que vous m’appeliez Raman, "Bien-aimé", "Plaisant". Je m’approche d’elle et ajoute sur le ton de la confidence : « mais il me semble que cela ne plairait guère à ce jeune capitaine dont le regard ne vous quitte pas, et qui si je ne me trompe a pour nom Flamdir. » Elle cherche le capitaine des yeux et lui sourit.

Comme je m’approche du despote Niall, il me gratifie d'un regard réprobateur. « Vous seigneur, sans doute ne m’appellerez-vous pas Yuvaraj, et pourtant je suis bien "Prince" ». Il hausse les épaules.

M’approchant d’elle, je mets un genou à terre : « Pour vous princesse Dís, je veux être Saumya afin d’être aussi "Charmant" que vous êtes ravissante », la faisant rougir. Je me relève et me dirige vers l’extrémité ouest de la table où siègent les trois druidesses.

« Sage, dis-je souriant, alors qu’au travers d’une fenêtre un rai de soleil fait briller mes yeux de jais, Maebd, m’appellerez-vous Ananga ». « Peut-être… », répond aussitôt, avec un large sourire, cette magnifique femme blonde aux yeux bleus et aux formes pleines. Je me penche sur la table et lui susurre : « c’est l’un des noms du dieu du Désir », son rire cristallin retentit « peut-être Ananga… peut-être. »  

« Scáthach…, mon sourire le plus enjôleur sur les lèvres, après un soupir, j’enchaine, Scáthach mériterai-je que vous m’appeliez Shankar ?» Scáthach, femme à la peau de porcelaine avec sur les ailes du nez et les pommettes de ravissantes petites taches de rousseur et aux yeux d’un bleu aussi clair que l’eau, se lève, se penche par-dessus la table, me tendant une oreille dans laquelle je murmure « "Donneur de Félicité" ». Elle se redresse, d’un coup de menton rejette sur ses reins la longue tresse de cheveux cuivrés, qui avait glissée sur la table dans son mouvement précédent. Un sourire carnassier s’épanouit sur ses lèvres : « Sais-tu, bel Adonis, que l’initiation guerrière… et… sexuelle… des héros font partie de nos attributions ? ... Es-tu un héros ? »

Avant que je n’aie pu répondre, avant que Scáthach n’ait pu s’assoir, Aífe repousse sa chaise, recule d’un pas, franchit la distance qui nous sépare d’un saut de main, prenant appui sur la table. A peine réceptionnée, elle empoigne mes cheveux, tirant ma tête en arrière et me donne un long, très long baiser. Aífe est grande, plus grande de trois ou quatre pouces que son ainée, elle doit atteindre la toise, sa peau moins blanche que celle de sa sœur est dépourvue de taches, ses cheveux bouclés forment une crinière d’un roux flamboyant, mettant en valeur le vert émeraude de ses yeux. « Voilà comment je veux t’appeler » affirme-t-elle pendant que je reprends mon souffle.

Tout autour de la table on entend des murmures, certains envieux, d’autres amusés, mais aussi quelques-uns outrés.

Après un aparté avec son roi, la reine Eilis me demande en souriant : « Sajjan, vous avez suffisamment démontré que vous méritez ce nom. Vous ne vous êtes tout de même pas réclamé de Dana pour venir courtiser toutes les femmes présentes autour de cette table ? Dites-nous qui vous êtes, d’où vous venez et pourquoi vous nous avez demandé audience. »

« Excusez-moi majestés, et vous aussi mes seigneurs et gentes dames, je me nomme Chandra, "la Lune", dans votre langue. »

À ce moment, au milieu de la table est, un homme vêtu de bure se lève et harangue l’assemblée : « J’ai entendu parler de cet homme, il a séduit, corrompu nos femmes et nos filles ». Maebd se lève à son tour apostrophant l’homme « Vos femmes… vos filles… Ce ne sont pas vos propriétés, avant votre arrivée, et celle de vos idées, toutes les femmes du royaume de Shay choisissaient librement leurs compagnons, en changeaient aussi souvent qu’elles le souhaitaient, comme le font encore beaucoup de celles de Shanyl, et nos sœurs de l’île d’An t-Eilean Sgitheanach ». Le despote Niall se récrie : « Mœurs barbares d’illettrés ! ». Simultanément, le Duc Mael vient au secours de sa voisine rétorquant : « C’est à Alexandia en Shanyl que se trouve la plus grande bibliothèque du continent, non en Shannon ». Scáthach et Aífe se lèvent, portant la main à l’endroit où se trouve habituellement leur cladio. (2)

« † Stop ! Tous ici sont vos alliés, leurs différences ne comptent pas ! † (3) » L’ordre fut comme un coup de fouet dont l’écho résonne à nos oreilles. Étrangement tous s’asseyent et se comportent comme si l’altercation n’avait pas eu lieu. Le roi d’un geste m’invite à continuer

Je regarde l’homme à la robe de bure, qui semblait il y a quelques secondes prêt à me faire lapider, il ne manifeste plus aucune hostilité envers moi. Il semble, comme tous, attendre que je reprenne la parole. J’obtempère : « Dans ma culture, être comparé à la lune est très flatteur, la lune étant considérée comme le plus bel objet céleste. »

« Vous cabotinez Sajjan Chandra », m’interrompt la reine, dont le roi couvre la main de la sienne en souriant.

« Oui majesté, mais pour votre plus grand plaisir… Donc je suis Chandra, quatrième fils du maharaja de Jaipur, ce qui fait de moi un prince, un prince loin du trône mais pas un prince mendiant. J’étudie à Bénarès différentes disciplines auprès de mon maitre le philosophe Vâtsyâyana. Cette ville située à cent quatre-vingt-dix lieues de Jaipur est hors de l’autorité de mon père. Voilà qui je suis et d’où je viens. »

« Mais où sont ces villes ? » demande le roi Ler.

« Je crois, maintenant, que je viens d’un monde qui n’est ni tout à fait le vôtre ni tout à fait un autre. Un matin, il y a déjà neuf lunes, je rentrais à Bénarès ayant passé la nuit… Heu ! D’où je venais n’a aucune importance… Donc ce matin-là ma jument Chaitali… Laissez-moi vous parler de Chaitali dont le nom peut se traduire par "Pleine de vigueur". Elle m’a été offerte, alors qu’elle était âgée de quatre ans, par ma mère la Maharani Dalaja "Miel". C’est une jument Marwari, aux oreilles se rejoignant aux pointes comme des croissants de lune, qui a maintenant huit ans. Sa robe grise, son étoile blanche en tête, ses quatre balzanes blanches, ses épis spiralés le long de l’encolure et sur les boulets, sont autant de porte-bonheur, qui font d’elle une monture exceptionnelle de très grande valeur. J’ai malheureusement dû la laisser en pension à Fiume pour prendre la mer afin de rejoindre Glashtyn. »  

« Donc le matin de ce jour fatidique qui a changé ma vie Chaitali avait adopté une allure propre à sa race, le rehwal (4), si confortable que je rêvassai sur sa selle, les rênes reposant sur son garrot. Aussi, lorsque dans la forêt la végétation changea je ne le remarquai pas immédiatement, à dire vrai c’est en frissonnant que je réalisai le changement de température, puis vis les essences forestières inhabituelles. Le temps d’abandonner mes rêveries et de prendre pied dans la réalité, Chaitali pénétrait dans une clairière et se cabrait, face à une meute d’une petite dizaine de loups, manquant me désarçonner. »

« Les Marwari sont renommés pour leur bravoure et leur courage dans la bataille. Un cheval Marwari ne quitte un champ de bataille que pour trois raisons, la victoire, la mort, ou la mise en sécurité de son maître gravement blessé. Chaitali, digne représentante de sa race, loyale envers son cavalier, se préparait au combat. Ce qui n’était pas du tout mon cas, revenant de… bref, je n’étais pas armé, hormis six couteaux de lancer bien rangés dans un coffret se trouvant au fond d’une de mes sacoches. Les choses se présentaient mal, lorsque sans raison les loups regagnèrent la forêt. Les derniers à disparaitre furent une louve et son unique louveteau, paraissant avoir à peine trois mois mais déjà quasiment aussi grand que sa mère. Les choses s’arrangeaient, enfin presque, parce qu’il en restait un de loup, qui n’avait pas l’air d'avoir envie de partir. Et quel loup, un loup de la taille d’un tigre du Bengale, noir comme la nuit et des yeux de démon. »

« Chaitali se cabra de nouveau, menaçante. Elle fouetta l’air de ses sabots. Ayant cette fois les rênes bien en main, je ne fus pas déséquilibré, si j’avais eu un sabre je me serais préparé au combat, mais n’en ayant pas j’espérais que lors de ma prochaine incarnation, je serais un loup comme celui-ci et non un lapin. Il me faut vous dire que mon maitre Vâtsyâyana me répète toujours : “ tant expérimenter et propager ta discipline préférée, en privilégiant ton Kāma au détriment de ton Artha et de ton Dharma (5), est mauvais pour ton karma, si tu continues comme ça tu te réincarneras en lapin.” »

« Mais revenons à notre rencontre. Je me préparais donc à mourir, espérant être aussi brave que Chaitali qui défiait le monstre, lorsque celui-ci se coucha et prit contact avec moi, et probablement aussi avec ma jument car elle se calma tout en restant attentive. Il m’informa qu’il n’avait aucune intention belliqueuse et qu’il réclamait mon aide. ». « Il parle ? » demande le duc Mael. « Non, votre seigneurie, il ne parle pas, il fait naitre des images, des scènes, et des concepts dans ma tête. Pour les réponses, bien qu’il lise mes pensées, je lui parle, c’est moins perturbant pour moi. »

Le despote Niall m’interroge à son tour.

— Avez-vous des dispositions particulières pour cela ?

— Non, votre seigneurie, sachez que ce genre de choses et de créatures n’existent pas dans mon monde, il prétend avoir la capacité de lire les pensées de toutes les créatures vivantes et pouvoir communiquer avec toutes celles qui sont suffisamment évoluées pour cela. Il peut exercer cette capacité dans un rayon de quinze toises autour de lui.

— Alors pourquoi vous a-t-il choisi ?

— Il prétend ne prendre contact qu’avec ceux qui sont capables d’accepter ce contact sans verser dans la folie.

— Et comment savait-il que vous en étiez capable ?

— Je l’ignore, et bien qu’il ne m’ait jamais répondu sur ce sujet, je suppose qu’il n’est pas étranger à ma venue dans votre monde. Son mode de communication lui permet d’ignorer les questions auquel il ne désire pas répondre.

— S’il intervient dans votre cerveau, ne croyez-vous pas qu’il vous manipule ?

— Non, je me suis posé la question, mais cela me semble improbable.

— Qu’est-ce qui vous permet de le penser ?

— La logique si chère à mon maitre. Je ne suis personne, je n’ai aucun pouvoir, aucune influence. Si vous deviez manipuler quelqu’un, despote, choisiriez-vous un étranger inconnu et solitaire ?

— Pour un assassinat, oui !

— Despote, ici, un assassinat est impossible, tous le savent… Prince Chandra, terminez votre récit. Mais, dites-nous, d’après le lieutenant Ilteram ce loup aurait un nom, Bhey…, intervient le roi.

— Bhediya, votre majesté, mais ce n’est pas son nom. Son mode de communication exclue les noms. Lorsqu’il est concerné par ce qu’il me transmet, je vois son image. Je l’ai donc appelé Bhediya, c’est-à-dire "loup" ou "le loup"… Et s’il vous plait ne m’appelez pas prince, personne ne m’a jamais appelé prince.

— Alors, Chandra, utilisez Bhediya pour le désigner, ce sera plus clair pour nous. Je vous en prie, reprenez.

« Bhediya me guida vers une grande clairière, au milieu de laquelle se trouvait un lac, au bord duquel il y avait une chaumière, refuge d’une druidesse, qui m’hébergea pendant six lunes. Elle me nourrit, m’habilla, car j’avais quitté une forêt près de Bénarès un matin proche du solstice d’été, pour entrer dans une autre quelques jours après l’équinoxe d’automne, et n’ayant passé qu’une nuit ch… à l’extérieur de Bénarès, je n’avais dans mes sacoches que le strict nécessaire. Elle m’enseigna votre langue, votre culture, votre géographie, en échange je lui contais ma culture, lui expliquais les disciplines que j’étudiais. Elle m’apprit que nous étions dans une forêt proche de la ville de Raminia, qui se situe au nord-est de Shania, que sous l’influence de la contrée voisine de Shannon, les mœurs avaient changé en trois générations, que certains l’appelaient sorcière. »

« Elle fit de moi un maitre de l’oral, non pas que je fus ignorant en cette matière, mais de la pratique assidue à l’art, il y a un grand pas, qu’elle me fit franchir. Savoir faire durer le plaisir, accélérer le rythme, le ralentir, avoir des hésitations, se livrer à des digressions, pour toujours revenir à l’objet principal, maintenir en haleine jusqu’à la révélation finale, et surtout avoir la langue agile et garder les lèvres humides… Car qu’y a-t-il de pire qu’une bouche sèche pour un conteur ? » De nombreux verres et hanaps me sont tendus, c’est avec un malin plaisir que je choisis le verre que me tend une magnifique femme brune, manifestement Shannonnaise, assise à côté de l’homme en robe de bure. La contrainte exercée par l’injonction du roi, qui fronce légèrement les sourcils, désapprouvant cette provocation, est très puissante, car l’homme ne réagit absolument pas, mais peut-être n’a-t-il pas un esprit très éveillé ?  Le sourire de la reine m’invite à continuer : « Belle dame, savez-vous qu’en buvant dans votre verre je connaitrai vos pensées ? » Baissant ses yeux noisette, elle devient pivoine et opine. Je bois une bière acre rafraichissante, lui rend son verre, et la remercie en lui envoyant un baiser du bout des doigts, faisant cette fois grogner son voisin.

« Mon quotidien était partagé entre la monte de Chaitali, seul ou avec Mélusine à califourchon devant moi, mon entrainement au lancer de couteaux, l’apprentissage de votre langue, du dire de Dana, de l’histoire des Tuatha Dé Danann, nos joutes oratoires ou autres, la visite de Bhediya qui me transmettait son histoire et celle des Ases, Mélusine nommant les personnages dont Bhediya nous montrait l’histoire. En contrepartie, je récitais à Mélusine des extraits du Mahâbhârata, du Râmâyana, et de l’œuvre de mon maitre, le Kāmasūtra, domaine dans lequel, de par sa nature, elle n’avait rien à apprendre. »

« J’ai omis de vous le dire, mais la druidesse n’en était pas une. Mélusine est une Bansidh (6).  Les Bansidh sont des Tuatha Dé Danann, aussi appelées Faé (7), parce qu’elles furent vaincues par des envahisseurs, et contraintes de se réfugier dans le Sidh. Dana les a faites séductrices. Elles collectionnent les mortels valeureux, malheur à ceux qui oseraient rejeter leurs avances. Dana les a aussi faites métamorphes et leur a offert l’éternité si elles reprennent chaque jour pendant au moins six heures leur forme animale, mais elles peuvent choisir le mokṣa en restant humaine pendant vingt-quatre heures consécutives. Mélusine, qui veut vivre longtemps et marquer l’histoire, tous les jours à minuit reprend sa forme reptilienne et se réfugie dans le lac, dont elle ne ressort qu’à l’aube. »

« Toutes choses extraordinaires que chacun ici semble considérer comme normales, alors que sur mon monde – à l’exception des dieux dont je conte les exploits – toutes les personnes sont comme vous et moi… Plus exactement comme certains d’entre vous et moi, sans vouloir être désobligeant envers autant de puissants Tuatha Dé Danann »

Le roi réitère son geste, m’invitant à expliciter.

« Dana eut de nombreux enfants, certains furent les plus studieux, les plus savants, les plus sages, elle les nomma “ Lumineux” et marqua leurs chairs des signes de leurs pouvoirs. C’est la lignée à laquelle vous appartenez, ainsi que votre reine. Lorsque je m’incline devant elle, les arabesques brasillent sur ses bras nus : « Namasté ».

D’autres furent plus turbulents, plus fiers, plus aventureux, Dana dut si souvent leur tirer les oreilles qu’elles s’allongèrent, elle les nomma “ Alfes lumineux ” et leur fit don de l’éternelle réincarnation… ou les y condamna (les récits divergent sur ce point), les privant ainsi, à l’exception des innocents, de mokṣa …(8) C’est la lignée à laquelle appartient celle qui siège à votre droite, dis-je en m’inclinant devant elle : « Namasté »… ainsi que ses compagnons.

D’autres encore furent plus secret, plus travailleurs, plus industrieux, Dana leur accorda une petite taille afin qu’ils puissent plus facilement atteindre les minerais dont ils auraient besoin, et une très grande force pour qu’ils puissent les extraire. Dana les nomma “ Alfes noirs ”, car souvent ils vivraient sous terre. C’est la lignée à laquelle appartient cette damoiselle », dis-je en m’inclinant devant la jeune naine assise à l’extrémité droite de la table centrale : « Namasté. »

Le despote Niall, il s’agit manifestement d’un militaire rude et probablement brutal, se lève et demande avec une agressivité certaine : « Et ces Orcs, qui envahissent notre monde poursuivis par les Elfes et la Naine, sont-ils aussi des enfants de Dana ? ».

Je m’incline devant lui : « Namasté… Non… Les Orcs ne sont pas des enfants de Dana. Enfin pas au sens des Tuatha Dé Danann, bien que Dana les ait imaginés. Elle a menacé de méchants monstres – qu’en d’autres lieux on appellerait Croquemitaines – qui n’existaient pas les plus turbulents des jeunes Alfes lumineux. Le plus insouciant d’entre eux leur a donné vie “ c’était pour voir ”, s’est-il excusé. »

L’homme jette un regard noir à sa voisine, le roi intervient : « Despote Niall ! Vous êtes sous mon toit ! ». Le despote se rassied. « Pourquoi dites-vous “ pas au sens des Tuatha Dé Danann ” ? » demande le roi. Avant que je n’aie pu répondre, Scáthach se lève.Vêtue d’une armure de cuir noire, corset, spallières, brassards, jupe, grèves et sandales, elle me fait penser à une valkyrie d’ailleurs. Un diadème dont les paragnathides (9) sont décorés d’ailes est posé devant elle sur la table.

« Roi Ler, le dire (10) de Dana nous conte qu’après avoir été expulsée par une singularité, Dana a tout créé. Elle est donc la mère de toutes les créatures, même si peu sont des “ Tuatha Dé Danann ”.» Les deux femmes qui l’entourent l’approuvent.

« Vint le jour ou Bhediya et moi dument prendre la route pour être ici aujourd’hui, jour du solstice d’été. Bhediya, qui pendant les six lunes précédentes, avait vécu avec sa meute, ne me rendant que des visites quotidiennes d’une ou deux heures, chemina avec moi,  ne rejoignant les siens que lorsque nous approchions d’habitations. La meute se déplaçait avec beaucoup de discrétion car jamais je ne la vis. Mélusine ayant fait de moi un conteur de qualité, j’obtenais sans difficulté le gite et le couvert, dans les fermes, relais, auberges et hostelleries, en campagne comme en ville. » Cette fois, c’est la princesse Galadriel qui m’interrompt. « Êtes-vous sûr de ne pas être manipulé, parce que vous aviez l’air parfaitement heureux avec cette Mélusine ? Pourquoi partir ? »

« Les raisons sont multiples. D’abord, j’espère bien retourner chez moi un jour. Ensuite, je ne suis pas sûr que rester auprès de Mélusine soit salutaire, je fus heureux auprès d’elle et je suis heureux qu’elle m’ait laissé partir. Enfin, Bhediya m’a très généreusement récompensé… il est temps de vous en dire plus sur lui. Il est le descendant de Fenrir, fils de Loki, et de la géante Angrboða. Fenrir était un loup géant beaucoup plus grand que Bhediya. Enchainé par ruse par les ases, il réussit à se libérer pour la bataille du Ragnarök, au cours de laquelle il dévora Óðinn avant d’être tué par Víðarr, fils de ce dernier. Fenrir avait deux fils, Sköll le moqueur, et Hati le haineux qui ne se reproduisit jamais. Sköll, lui, engendra un seul et unique louveteau, et depuis, chaque descendant n’en engendre qu’un, mâle ou femelle, mais unique, de sorte que depuis la mort d’Hati il n’existe qu’un seul et unique descendant de Fenrir par génération. »

« Dana, dans son immense sagesse, a limité la fécondité de ceux de ses enfants dont la longévité est exceptionnelle. » La reine étouffe un sanglot et essuie une larme, le roi me fusille du regard, je comprends instantanément l’inquiétude de la reine, et mets un genou à terre.

— Majesté, soyez sans crainte, vous aurez au moins un enfant, c’est une certitude. Bhediya affirme que vos lignées sont appelées à se rencontrer plusieurs fois dans le futur.

— En êtes-vous certain ?

— Sans le moindre doute, majesté. Bhediya et Mélusine sont certains que ces rencontres auront lieu.

La reine se calme, embrasse le roi et m’adresse un sourire marri. Le roi, selon son habitude, m’invite d’un geste à poursuivre. Je me relève.

« La lignée de Sköll étant unique, le métissage avec les loups gris a pour conséquence la diminution de la taille, de la longévité et des capacités de ses représentants… peut être disparaitra-t-elle ? Mais revenons au présent que me fit Bhediya pour me récompenser de l’accompagner. » dis-je en déroulant le ruban d’autour de ma taille. Je m’approche de la princesse Dís et le lui tend : « Princesse, vous avez entendu qui prétend être mon compagnon de voyage, voici le présent en question. Examinez-le et dites-nous ce que c’est. » La princesse prend le lien, l’examine minutieusement. L’incrédulité apparait sur son visage. Elle le frotte contre sa joue, le hume, écoute le bruit qu’il fait lorsqu’elle le froisse, tente de le rompre, de le couper. L’incrédulité fait place à la stupéfaction.

— Alors princesse, avez-vous identifié cet objet ?

— Oui… Oui c’est… c’est Gleipnir, aucun doute c’est Gleipnir !

— Voulez-vous expliquer à l’assemblée ce qu’est Gleipnir ?

— Oui !

La princesse se lève. Aussitôt son voisin Ardril se lève à son tour, passe ses mains sous les aisselles de la naine, « vous permettez ? », lui demande-t-il. Elle acquiesce. Ardril la soulève et la repose debout sur la table. Elle exhibe le présent à la vue de tous : « Ceci est Gleipnir, c’est un lien qui est, comme vous pouvez le voir, aussi fin, lisse et doux qu'un ruban de soie, pourtant il est plus résistant que n'importe quelle chaîne. Il fut façonné par les miens, dans le royaume souterrain de Svartálfaheimr, il y a si longtemps que la plupart d’entre nous croient qu’il n’est que le symbole de notre savoir-faire. Il est composé de six éléments : le bruit du saut d'un chat, la barbe d'une femme, les racines d'une montagne, les tendons d'un ours, le souffle d'un poisson et la salive d'un oiseau. Il fut forgé pour enchainer Fenrir après qu’il eut brisé le lien nommé Lœðing, puis celui nommé Drómi. C’est un présent d’une valeur inestimable. » Elle me tend Gleipnir, que j’enroule autour de ma taille, pendant qu’Ardril la redescend et l’invite à s’assoir.

Je reprends mon récit : « Partis des environs de Raminia, nous parcourions une dizaine de lieues chaque jour... » « Sajjan, je suis persuadée que le récit de votre voyage est passionnant mais ce n’est ni le moment ni le lieu. Mon époux s’impatiente. » m’interrompt la reine.

Le roi reprend.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— J’accompagne Bhediya !

— Que désire-t-il ?

— Une audience !

— Avec qui ?

— Je ne sais pas !

— À quel sujet ?

— Je ne sais pas !

— Pourquoi aujourd’hui ?

— Je ne sais pas !

— Sergent Seaghdh !

— Oui sire ?

— Amenez Bhediya.

— Oui sire !

(1) Bandrui de ban dru : “femmes-fortes” “sages”, nom donné aux druidesses.

(2) Cladio : nom de l’épée celtique à double tranchant (pour frapper de taille), d’une longueur de lame d’environ 60 cm (un pied et quatre pouces) se terminant par une pointe (pour frapper d’estoc), adoptée par les romains sous le nom de (gladius) glaive.

(3) « † » L’obèle est une marque utilisée pour noter un passage douteux ou interpolé dans les anciens manuscrits. Utilisé ici pour marquer l’incertitude sur les mots réellement prononcés par le roi.

(4) Rehwal allure supplémentaire des chevaux de race Marwari, sorte d'amble rompu. (Amble rompu : allure plus généralement appelée traquenard, et qui consiste, pour le cheval, à trotter du devant et à galoper de l'arrière-train)

(5) Traductions très sommaire. Kāma : plaisir. Artha : profit (financier, familial et social). Dharma : devoir (vertu).

(6) Bansidh : femme (ban) de l’autre monde (Sidh)

(7) Faé : vaincu(e), en gaélique

(8) mokṣa : délivrance ultime par laquelle se trouve brisé tout lien avec le cycle des renaissances.

(9) une paragnathide ou oreillon est un élément servant à protéger les joues.

(10) équivalant oral d’un livre.

Musique de Mike Oldfiel. Ommadawn (1975)

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